La naissance des grands crus bordelais date de la première moitié du XVIIIème siècle. Elle est donc bien antérieure au fameux classement de 1855, lequel n’a fait que pérenniser une situation prééxistante. Récit d’une aventure où quelques esprits éclairés ont joué un rôle déterminant. 

Si Bordeaux a attaché son nom à la vigne et au vin depuis 2 000 ans au moins, c’est au Moyen-Age, sous la domination anglaise puis sous l’impulsion des navigateurs hollandais, que la ville et sa région ont développé leur vocation commerciale et exportatrice. Qu’on se souvienne simplement que le port de Bordeaux exportait un peu plus de 600 000 hectolitres chaque année à la charnière des XIIème et XIIIème siècle, et on aura une idée de l’ampleur du trafic suscité par les vins girondins.

 

A l’origine, des vins clairets 

Mais on aurait tort de croire que les vins de ces temps héroïques ressemblaient à nos nectars actuels. Les Anglais du Moyen-Age appréciaient les vins rouges légers, tellement légers qu’ils les nommaient “clarets” ; les Hollandais, solides marins aux mœurs frustes, appréciaient quant à eux les vins “noirs” , c’est-à-dire forts et très colorés, ainsi que les blancs secs ou doux, obtenus à grand renfort de sucre. Pour faciliter leur transport et leur conservation -car les vins de cette époque ne passaient pas l’été- les Bataves avaient pris l’habitude de les “frelater”, c’est à dire leur adjoindre diverses substances, dont de l’alcool, aux vertus stabilisatrices. C’est d’ailleurs sous leur influence que sont nés les vignobles voisins de Cognac et d’Armagnac.

 

Le point au milieu du XIIème siècle

La viticulture bordelaise présentait, on le voit, un visage fort singulier qui s’est maintenu longtemps, comme en témoigne un document de 1647, véritable tarif des vins bordelais qu’utilisaient les négociants hollandais.  A cette date -on était alors au tout début du règne de Louis XIV- le tonneau de 900 litres se négociait selon les qualités entre 54 et 105 livres tournois ce qui, soit dit en passant, ne constitue pas un éventail très large. Aucun nom de château n’est mentionné, simplement des secteurs géographiques ou des noms de villes.

 

Les vins de palu étaient les plus recherchés

Les vins les plus chers étaient alors les vins rouges de palus, terrains de bord de fleuve récemment mis en valeur, et les vins blancs souvent moelleux (sucrés) des secteurs de Langon, Bommes, Sauternes, Barsac, Preignac. Les vins des Graves, du Médoc ou de la rive droite de la Garonne (actuellement 1ères Côtes) productrices de clairet se plaçaient légèrement en dessous. Quant aux vins blancs de l’Entre-Deux-Mers, aux vins de Saint-Emilion, Bourg ou Blaye, ils fermaient la marche.

 

La Révolution en marche 

C’est dans la seconde moitié du XVIIème siècle et plus encore au début du XVIIIème siècle que vont s’accomplir les mutations fondamentales qui conduiront à la naissance des grands crus. De ces mutations, on ne connaît pas le calendrier précis mais une chose est sûre : un nouveau type de vin de Bordeaux voit le jour,  baptisé par les Anglais principaux consommateurs de vins de qualité, “new french claret”. Le premier témoignage remonte à 1661 et concerne le vin de “ho bryan” (Haut Brion) décrit par un fonctionnaire anglais comme “ne ressemblant à rien de ce que je connais”. Différent, il l’est en effet : de couleur soutenue, charpenté, apte à vieillir, d’une grande élégance, il n’a rien de commun avec les vins rosés ou rouges clairs du Moyen Age.

 

Les new french clarets 

Au début du XVIIIème siècle, d’autres crus apparaissent dans les écrits : en 1704, il est question d’un “Margose wine” (château margaux) dont 200 barriques sont vendues aux enchères ; trois ans plus tard c’est autour de Lafite et de Latour. Etonnant lorsque l’on sait que ces quatre châteaux seront un siècle et demi plus tard promus ensemble au rang de premier cru classé. Les prix de ces “new french clarets” n’a rien à voir avec ceux des autres vins : en 1705, le château margaux se vend 700 livres le tonneau ; en 1722, le haut brion s’arrache à 2 500 livres ! L’écart est devenu considérable avec les vins ordinaires vendus alors entre 150 et 200 livres.

 

Le miracle des grands crus

 

L’avènement de cette nouvelle viticulture ne doit rien au hasard. Les châteaux dont il est question appartiennent à l’aristocratie : les familles de Pontac (Haut Brion), de Ségur (Lafite, Latour), d’Aulède (Margaux)... Ces hommes, véritables princes des vignes ne sont pas des rentiers, mais des entrepreneurs, dans la grande tradition physiocrate des Lumières. Ils connaissent les marchés et savent les pénétrer. Ce n’est pas un hasard si Arnaud de Pontac envoie son fils à Londres dès les années 1660 afin d’ouvrir un restaurant français à l’enseigne “Chez Pontac”. Quel meilleur moyen de faire connaître son vin à la bourgeoisie et à l’aristocratie britannique ?

 

La qualité : un effet boule de neige

Les efforts de ces capitaines portent aussi bien sûr sur leurs vignes et leurs chais : regroupement des vignes autour du château, plantations alignées, sélection des terroirs et des cépages, méchage des tonneaux, ouillage, création de “seconds vins” afin de réserver les meilleurs cuves au “grand vin” du château... Au XIXème siècle, ils seront également les premiers à mettre en bouteille au château. La politique de qualité, on le voit, s’entretient d’elle même. Parce que le vin se vend cher, il permet un travail soigné et la réalisation des investissements nécessaires ; ce qui permet de maintenir, voire d’améliorer sans cesse la qualité et donc de continuer à vendre cher...

 

En résumé, la naissance des grands crus peut être décrite comme la rencontre “miraculeuse” entre des terroirs exceptionnels et la volonté patiemment mise en pratique de quelques grands propriétaires à l’esprit éclairé. Dans cette affaire, le terroir n’a pas joué le premier rôle. Il prééxistait certes, mais c’est l’homme qui l’a révêlé. L’histoire aurait pu en décider autrement.