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Par Camille Bernard – Photographs: courtesy of the estates, le 16 septembre 2025
Après un millésime 2024 marqué par des conditions climatiques difficiles (mildiou, filage), les rendements en Muscadet sont historiquement bas. Cette "pénurie" relative peut-elle servir l’ambition d’une montée en gamme du vin blanc ligérien ? Enquête au cœur d’un vignoble bousculé mais déterminé.
"Pire que le gel", se désole l'un d'entre eux. Pour l'ensemble des vignerons du Muscadet, la campagne 2024 s'inscrit sur la liste des plus petites récoltes enregistrées sur la dernière décennie. Cette fois épargné par le gel, le millésime a été marqué par des pluies persistantes durant le printemps qui ont entraîné une forte pression mildiou et, surtout, un phénomène de filage jamais observé dans de telles proportions. Sacrifiant leurs grappes à la faveur de leur feuillage, les vignes de melon de Bourgogne – seul cépage autorisé dans la production du Muscadet – sont loin d'avoir atteint leur volume de production habituel. Les vendanges terminées, le constat est sans appel : avec des baisses de rendements allant de 50 à 70 % sur les parcelles les plus touchées, la production en 2024 atteint péniblement les 140 000 hectolitres, contre 300 000 habituellement.
Pourtant, la filière veut croire qu’au-delà des difficultés réelles que cette pénurie fera peser sur les trésoreries, ce millésime atypique pourrait contribuer à accélérer la montée en gamme de l’appellation. Car ces dernières années ont vu se développer des muscadets de terroir, élevés sur lies plus longtemps, valorisés par les crus communaux et désormais plébiscité par une clientèle qui voit au-delà du "vin blanc sympathique qui accompagne les huîtres à Noël".
Mais face à une pénurie de stock aussi soudaine, comment les producteurs s’adaptent-ils et quelles stratégies commerciales déploient-ils pour maintenir leur présence sur les marchés français et internationaux ? Pour le savoir, nous sommes allés à la rencontre de certain d'entre eux.
Veille de vendanges 2024 dans le vignoble de la famille Pénisson
Dès le printemps 2024, un mot étrange a commencé à circuler sur les parcelles de melon de Bourgogne : filage. Un désordre physiologique qui, d’habitude, se cantonne à quelques inflorescences en cas de conditions climatiques défavorables. Cette fois, le phénomène est apparu sur une large partie du vignoble, entraînant une chute des rendements vertigineuse dans une région pourtant habituée aux aléas climatiques.
"On n’a jamais vu ça", lâchent Pierrick et Landry Pénisson, copropriétaires du Domaine des Iles.
Même ressenti au Domaine de la Grenaudière, où Mathilde Ollivier et Stéphane Cottenceau, co-propriétaires, expliquent avoir perdu environ 60 % de la production : "Le phénomène de filage est venu en complément d'une grosse pression mildiou contre laquelle nous avons lutté toute l'année mais qui, heureusement, ne nous a pas causé de perte", explique la vigneronne.
Anne-Sophie Luneau et Fabien Vignal soulignent la qualité des jus de 2024
En somme, une année catastrophique pour de nombreux exploitants, qui s’accordent toutefois sur un point : les baies rescapées ont produit des jus d'une belle qualité. "2024 a été un millésime capricieux mais qualitatif", affirme ainsi Nicolas Choblet, vigneron au Domaine du Haut Bourg. "Les jus sont vraiment bons et on peut dire que le millésime 2024 est de bonne tenue", se réjouit quant à lui Fabien Vignal, responsable de la commercialisation des vins de la propriété et futur associé de Anne-Sophie Luneau.
Les frères Pénisson misent sur une politique de stocks
Si la Fédération des Vins de Nantes avait, de son côté, anticipé un ban des vendanges à partir de la mi-septembre – moment où le melon de Bourgogne présentait un degré alcoolique naturel convenable – les quantités récoltées sont hélas infimes. Et bien que certains domaines disposent d'un petit matelas de sécurité – le stock constitué par la ou les récolte(s) précédente(s) –, d’autres abordent 2024 avec des caves déjà modestement garnies. Au Domaine des Iles, par exemple, les frères Pénisson comptent sur une politique de stocks qui doit permettre de garantir un approvisionnement minimal jusqu’à la mise en marché du millésime 2024. "On va devoir dire aux clients d’attendre, d’autant que nous devons garder une partie de notre production pour l'export, où nous commercialisons la moitié de nos muscadets", explique Pierrick.
Des domaines comme le Haut Bourg ont constitué des stocks au fil des ans
Même constat au Domaine Luneau ainsi qu'au Domaine du Haut Bourg, où les vignerons font état d’une récolte réduite à un tiers. Dans les deux exploitations pourtant, le discours se veut rassurant : "Depuis toujours, nous sommes des spécialistes de la production de muscadets avec deux vraies spécificités : le terroir, puisque l'on pratique des vinifications parcellaires, et un élevage qui s'étend de 8 à 36 mois selon nos vins. Ainsi, au fil du temps, nous avons constitué des stocks suffisants pour combler les années difficiles comme celles-ci", explique Fabien Vignal. "Même si nos vignes ont été particulièrement touchées par le filage, nos stocks sont suffisants pour répondre à la demande", affirme aussi Nicolas Choblet.
Mais d'autres n'ont pas forcément cette "chance". Au Domaine de la Grenaudière, Mathilde Ollivier a dû renoncer à produire l'une de ses cuvées : "Notre récolte était si faible que nous avons choisi de consacrer le peu de raisins disponibles à notre cru Clisson, quitte à faire l’impasse sur le Château-Thébaud", explique-t-elle.
Les vignobles de la famille Luneau, comme tant d’autres, ont subi de lourdes pertes
En dépit de cette récolte historiquement basse, l'ensemble des vignerons rencontré voit dans cette pénurie une opportunité de poursuivre la premiumisation des muscadets, entamée depuis plusieurs années : la montée en gamme du vin blanc nantais, en particulier via les cuvées parcellaires ou de longue garde, justifie des tarifs plus élevés. Dans les faits, les vins estampillés "crus communaux" (Gorges, Clisson, Château-Thébaud, etc) ou provenant de sélections parcellaires s’affichent déjà nettement au-dessus du standard régional. Et s'ils s'en réjouissent et saluent à l'unanimité le travail effectué par le syndicat en ce sens, certains, comme Fabien Vignal, alertent toutefois sur les risques d'une revalorisation précipitée : "Le fait que les muscadets se premiumisent et que l’AOC affiche son ambition de monter en gamme est une bonne chose. Maintenant, il ne faut pas non plus tripler nos prix parce que notre récolte a été divisée par trois. Ce n’est pas la solution."
"Si la contrepartie de la baisse des stocks est celle d'une augmentation du cours des muscadets, il faut rester raisonnable", affirme quant à lui Pierrick Pénisson.
Mathilde Ollivier et Stéphane Cottenceau, 8ème génération du dom. de la Grenaudière ©Pauline-Theon
Si le vignoble du Muscadet jouit d’un regain d’intérêt à l’international - notamment en Amérique du Nord et en Asie, où son style sec et iodé séduit -, la petite récolte 2024 pourrait menacer certaines positions durement acquises. Outre les arbitrages nécessaires dans les exploitations où les stocks sont insuffisants, le risque est qu’une partie de la clientèle, davantage attentive au critère prix qu'à celui du "terroir", se tourne vers des vins concurrents.
Ainsi certains vignerons s'orientent-ils vers de nouvelles stratégies commerciales, à l'instar de la famille Luneau, qui privilégie "une politique de diversification de notre commerce à l'export mais aussi en France, et notamment en région parisienne", ou du Domaine de la Grenaudière qui, déjà actif aux USA, au Canada, en Asie, en Australie et en Russie, cherche désormais à "déployer davantage [sa] présence sur le marché européen."
La fédération pousse des réformes pour que le vignoble du Muscadet s'adapte aux défis climatiques
Depuis le clap de fin des vendanges 2024, la fédération des vins de Nantes alerte sur les difficultés économiques que vont rencontrer certains domaines. Une récolte amputée de moitié représente un manque à gagner direct, difficile à compenser par une simple hausse tarifaire. De surcroît, l’année 2024 a nécessité davantage de traitements contre le mildiou, ce qui a augmenté les coûts de production. En outre, de nombreux vignerons n'étaient pas couverts contre le filage ou les pertes liées à la pression fongique et la fédération a demandé à l'État, fin 2024, l'autorisation de bénéficier du fonds de solidarité au titre des calamités agricoles mais également un abaissement de la taxe foncière sur le non bâti.
En attendant les conclusions qui ne devraient plus tarder à être publiées, la fédération tire des enseignements du millésime 2024 et pousse des réformes structurelles pour que la famille des crus du Muscadet s’adapte mieux aux défis climatiques. Ainsi prévoit-elle une modification du cahier des charges avec un abaissement de densité (5 000 pieds/ha) et une clarification de la mention sur lie (6, 9, 12, et 24 mois) mais également l’introduction de la folle blanche en cépage accessoire, afin de sécuriser les rendements.
Bien que la récolte 2024 ait été réduite, elle a donné naissance à des vins vifs, frais et légers
Rarement le vignoble du Muscadet n’aura été confronté à un tel millésime. Historiquement faible, la récolte 2024 exige une grande agilité des vignerons pour tenir jusqu'à la prochaine vendange.
Si certains domaines sont obligés d'arbitrer, faute de pouvoir répondre à l'ensemble de leur demande, mêmes ceux qui ont assez de stocks sont contraints de prendre des décisions stratégiques et commerciales.
Pourtant, ce constat qui menace inéluctablement l’équilibre économique de nombreux domaines ligériens pourrait paradoxalement valider la stratégie de valorisation engagée depuis plusieurs années. Les vignerons de la région ont su montrer que la pénurie n’était pas qu’un frein mais aussi l’occasion de communiquer sur la qualité de leurs cuvées. Les stocks antérieurs - fruit de longs élevages sur lies ou de cuvées non commercialisées - constituent un matelas de sécurité bienvenue, permettant de préserver l’essentiel des circuits de distribution, en France comme à l’export.
Reste à savoir si cette tension sur les volumes entraînera une hausse de prix soutenue et si la clientèle suivra. Pour la fédération des vins de Nantes, "il y aura du muscadet pour tout le monde en 2025". Et si les prochaines semaines, marquées par la mise en marché progressive du millésime, seront décisives ; dans le verre, les premiers jus laissent entrevoir un profil plus frais, plus léger, renouant avec la vivacité traditionnelle du muscadet. Là encore, un signal fort pour un public avide de vins blancs secs, digestes et accessibles.
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