Cépages

Bordeaux : menacés les cabernets ? Pas vraiment !

Le vignoble bordelais devrait connaître le climat actuel du centre de l’Espagne, vers 2050. Outre le merlot déjà dans le viseur, la question se pose de savoir si ce réchauffement va impacter d’autres variétés comme les cabernets (franc et sauvignon). Leur cycle de maturation pourrait en tout cas connaître de profondes modifications de style et de structure. Gilbert & Gaillard a enquêté dans le vignoble !

Entre la Garonne, la Dordogne et l’estuaire de la Gironde, le vignoble bordelais bénéficie d’une situation géographique exceptionnelle qui en fait une région viticole mythique. Pourtant, une tendance ne manque pas d’inquiéter. Le réchauffement climatique devrait engendrer des conséquences forcément importantes pour la viticulture, tout comme l’augmentation des périodes de sécheresse. Au cours de l’histoire, la vigne a démontré certaines capacités d’adaptation face aux évolutions et aux changements de toutes sortes. Actuellement, le cépage bordelais le plus menacé à moyen terme semble être le merlot. Pour les cabernets, la situation s’avère moins tranchée, mais l’inquiétude demeure. Directeur de Kedge Wine School, Master of Wine et auteur, Jeremy Cukierman est un spécialiste de la question. « Les cabernets possèdent des profils organoleptiques qui laissent supposer qu’ils s’adapteront mieux à des conditions plus chaudes », décrypte-t-il. « Ils conservent des pH relativement bas et donc des acidités hautes même dans des climats tempérés chauds et secs. Leur structure naturelle étire les vins et contribue à la tension et la fraîcheur avec pour finir une densité en sucre à la vendange plus basse que les merlots, à périmètre climatique équivalent ». Cette problématique se retrouve dans la majorité des domaines viticoles qui pour certains ont déjà trouvé des solutions.

 

Château Toutigeac : une affaire de famille

Xavier Mazeau

Xavier Mazeau, cinquième génération du Château Toutigeac.

 

 

Dans la famille Mazeau, la connaissance du vin s’inscrit dans une quête de l’excellence qui mène au sommet. Des recherches généalogiques mettent en évidence la présence continue de viticulteurs depuis le XVe siècle à travers les ascendants directs de cette famille qui figure parmi les grands noms du vignoble bordelais. Le Château Toutigeac a été acquis en 1928 par Charles Mallet alors négociant en vin à Paris et dans la région bordelaise. En 1949, sa petite-fille Michelle épouse René Mazeau avant d’hériter du domaine un an plus tard au décès de son grand-père. A la retraite de son père René en 1985, Philippe Mazeau, un de ses quatre fils, devient gérant des Vignobles Toutigeac. Avec son épouse Martine, ils développent les domaines qui atteignent 110 hectares dont 77 de vignes en production. Après des études en viticulture œnologie, Oriane leur fille les rejoint sur la propriété. Elle pérennise la tradition en devenant la cinquième génération avec son frère Xavier à élaborer des vins au domaine. « Au fil des ans, ma famille a su optimiser le vignoble afin d'élaborer, grâce à une vinification minutieuse, des vins souples, généreux et fruités, dans l’air du temps », explique-t-elle. « Dans l’avenir, le réchauffement climatique va modifier les modes de culture et le choix des sols, avec par exemple la nécessité de planter des cabernets dans des sols plus frais ».

 

Château Tour Bel Air : l’atout de la finesse

Patrice Belly dans le chai à barriques

Patrice Belly dans le chai à barriques.

 

 

Niché dans la presqu’île du Médoc à moins d’une heure de Bordeaux, le Château Tour Bel Air réunit 7,8 hectares de vignes réparties sur 5 ilots parcellaires regroupés et très accessibles du centre de l’exploitation. Deux tiers des parcelles bénéficient de graves argileuses qui en font un terroir d’une exceptionnelle qualité. Un tiers se caractérise par des sols plus sableux et légers sur un sous-sol de calcaire. Reprise en 2006 par Patrice Belly, l’exploitation est conduite en mode traditionnel. « Le fait d'avoir des raisins bien mûrs, fait que mes cuvées Passion et Prestige avec une forte proportion de cabernet, sont de plus en plus appréciées des clients notamment à l’export », considère-t-il. « Dans un premier temps, l’évolution climatique favorise le cabernet sauvignon avec une meilleure maturité, tout en supprimant toute trace de goût végétal. Les cabernets deviennent plus souples tout en étant longs en bouche. Par ailleurs, en ayant un peu moins de sucres qu’un merlot, le cabernet sauvignon permet d'obtenir des teneurs en alcool moins élevées qui en revanche commencent à poser problème avec le merlot.». Ainsi, cette meilleure maturité tend à améliorer les arômes, la finesse, à assouplir la structure et va dans le sens de la production d’un vin encore plus naturel.

 

 

Château de Cartujac : la perle du Haut-Médoc

Le cuvier du Château La Bridane

Le cuvier du Château La Bridane.

 

 

Sur les côteaux dominant de la commune de Saint-Laurent-du Médoc, le Château de Cartujac produit des Haut-Médoc qui expriment une forte personnalité et réussissent l’accord parfait entre finesse tannique et rondeur persistante. Ce domaine appartient aux Vignobles Bruno Saintout, par ailleurs propriétaire du Château La Bridane en Saint-Julien et du Château du Périer en appellation Médoc (Cru Bourgeois). « La hausse des températures et la baisse de la pluviométrie sont favorables aux cabernets sauvignons et réduisent la pression des maladies de la vigne, indique Bruno Saintout le propriétaire. Le cabernet sauvignon, le merlot et le petit verdot s’expriment parfaitement et depuis de longues années dans le sud de l’Europe. Il ne faut pas introduire de nouveau cépage, chacun doit continuer à s’exprimer pleinement dans le pays où il est né. Il faudra simplement réfléchir à une utilisation raisonnable de l’irrigation ». Le réchauffement engendre toutefois dès maintenant des effets tangibles sur la récolte de cabernet franc et sauvignon, avec des vins qui obtiennent chaque année une très bonne maturité, la chaptalisation ayant quasiment disparu de la région.

 

 

Château l'Argenteyre : l’éloge de la passion

Une parcelle en bord de l'estuaire de la Gironde

Une parcelle en bord de l'estuaire de la Gironde

 

 

Ce domaine de l’excellence symbolise l’expertise et le savoir-faire de Philippe et Gilles Reich, ce dernier malheureusement décédé le 9 février dernier. Créé par ces deux frères en 1992, le Château l’Argenteyre décline un ensemble de 50 hectares près de l'estuaire de la Gironde dont 25 sur graves pyrénéennes. Ici, le climat océanique favorise des vins de caractère autour des cépages merlot, petit verdot et bien sûr cabernet sauvignon. « Ce qui menace le cabernet sauvignon n’est pas le réchauffement climatique », considère Philippe Reich. « Au contraire, il lui permet de bien finir sa maturité en fin de vendange, ce qui lui a souvent fait défaut il y a deux décennies. Le risque vient plutôt de sa sensibilité aux maladies du bois et à sa mortalité prématurée, qui engendre une baisse de son rendement et donc de sa rentabilité, bien sûr plus ou moins accentué par la densité de plantation ». Au domaine, le cabernet sauvignon planté à forte densité avec des portes greffes peu vigoureux renforce sa résistance, l’objectif consistant à garder un rendement raisonnable qui lui donne encore un bon avenir dans le Médoc. « C’est sans doute le cépage le plus délicat », reprend Philippe Reich. « Il lui faut un excellent terrain pour s’épanouir et nous surprendre avec ses arômes et sa finesse si particulière. Il n’excelle que lorsqu’il arrive à maturité optimale dans un état sanitaire parfait. C’est à ce moment là qu’il se sublimera et renforcera la base de l’assemblage avec une maturité constante, un taux de sucre plus élevé, une meilleure homogénéité et une régularité intéressante qui facilite la fidélisation de la clientèle française comme des acheteurs à l’export ».

 

 

Château de Cruzeau : une vision inspirée et créative

Jacques Lurton président des Vignobles André Lurton

Jacques Lurton président des Vignobles André Lurton.

 

 

L'histoire de ce superbe domaine se calque sur la destinée de personnalités hors normes d’une grande entreprise viticole bordelaise. La famille Lurton travaille sans relâche depuis plusieurs générations pour élaborer les meilleurs vins. Son fondateur, André Lurton (1924-2019) hérite en 1956 (sombre année dans le Bordelais) du domaine familial du Château Bonnet. Il poursuit l’œuvre entreprise dès 1897 par Léonce Récapet son grand-père. Aujourd’hui, les Vignobles André Lurton couvrent 630 hectares dont 260 en appellation Pessac-Léognan. Œnologue réputé, son fils, Jacques Lurton a repris la présidence de la société où il apporte la vision inspirée et créative de ses nombreuses expériences œnologiques en France et à l’étranger. Pour cet expert, les conséquences du réchauffement climatique ne sont pas forcément un écueil. « C’est plutôt une chance pour le cabernet qui constitue le cépage qui permettra à Bordeaux de garder son style », observe-t-il. « Il continuera d’apporter aux vins structure, arômes et finesse. Toutes les régions productrices de vin en Europe se caractérisent par un ou plusieurs cépages emblématiques. Je ne vois pas d’intérêt à les remplacer, mais peut-être faut-il les associer à d’autres variétés en faisant d’abord évoluer nos méthodes culturales. »

 

Château Guichot : les cabernets de l’élégance

Le Château La Sauvegarde, repris en 1999

Le Château La Sauvegarde, repris en 1999.

 

 

Au Château Guichot, les vins reflètent un terroir exceptionnel et le savoir-faire de Sébastien Petit. Viticulteur brillant et passionné, il achète en 2008 ce domaine situé dans l’Entre-Deux-Mers qui est depuis 2019 en conversion vers l’agriculture biologique. Le visiteur est séduit d’emblée par un cadre enchanteur. Une imposante bâtisse du XIXe siècle domine un domaine de 25 hectares sublimé par un terroir argilo-calcaire et des coteaux escarpés parfaitement orientés. Avec le merlot majoritaire pour 75% de l’encépagement, le cabernet sauvignon (20%) et le cabernet franc (5%) constituent un trio très classique. Lors de la vinification, Sébastien Petit cherche l'extraction en fonction du potentiel du raisin afin de garder une certaine typicité lors des assemblages et obtenir des vins droits et gourmands. « Les cabernets sauvignon ont un bel avenir devant eux avant peut être de souffrir du réchauffement climatique, analyse t-il. Contrairement à d'autres appellations de la région comme Graves et Médoc, nous sommes sur un vrai terroir d'argiles. Aussi, même les années très chaudes et sèches, nos vignes souffrent moins qu'ailleurs ». Le cabernet sauvignon présente naturellement plus d'acidité, ce qui lui permet de garder une certaine fraicheur à grande maturité. Pour le cabernet franc, la situation s’avère légèrement différente avec moins d'acidité et des degrés qui montent plus rapidement. « Quand je vinifie des cabernets francs, je recherche l'élégance », reprend Sébastien Petit. « Cet excellent cépage d'assemblage apporte complexité et harmonie. En revanche, j’ai replanté beaucoup de cabernets sauvignon ces dernières années que l’on retrouve dans la cuvée L’Authentique, gourmande, ronde et charnue. J’apprécie la fraicheur qu'il apporte dans les assemblages, dans un contexte où les merlots sont souvent à la limite de la surmaturité ». Mais face au réchauffement climatique, ce vigneron avisé a aussi choisi - ces dernières années - de planter du malbec qui supporte bien ce mûrissement et du petit verdot qui vient donner de la fraicheur et de la vivacité.

 

 

Alors faut-il condamner les cabernets ?

Deuxième cépage le plus planté, le cabernet sauvignon représente 341 000 hectares, soit 4% du vignoble mondial. Loin devant le cabernet franc, dix-septième avec 45 000 hectares dont 36 000 en France. Si sa production peut être affectée par le réchauffement climatique, de multiples exemples dans le monde suggèrent que le cabernet conserve ses atouts dans des territoires sensiblement plus chauds que la région de Bordeaux, comme la Napa Valley en Californie, le Chili ou l’Argentine. « Il a souvent été annoncé la fin du règne de certains cépages, en se basant sur le seul critère de la température moyenne pendant le cycle végétatif, pour des terroirs spécifiques », souligne Jeremy Cukierman. « On se rend compte aujourd’hui que ces prédictions étaient un peu hâtives. Ces cépages s’épanouissent toujours dans leur terroir historique et produisent toujours des vins de qualité. Les cabernets sont des cépages naturellement aromatiques et structurés. La donnée climatique n’est qu’une des composantes de l’équation qui mène vers un bon vin, avec la géologie, la topographie et bien sûr l’expertise du vigneron. Des techniques viticoles et de vinification permettent aussi de conserver plus de fraîcheur et d’obtenir des vins au potentiel alcoolique plus bas ». Dès lors, la question reste de savoir si le compagnon privilégié d’assemblage des cabernets sera encore le merlot dans les prochaines années. « Le cabernet sauvignon garde toute sa place dans le Médoc », estime Patrice Belly, propriétaire du Château Tour Bel Air. « Il doit même la renforcer avec le changement climatique, malgré sa sensibilité aux maladies du bois. La problématique consiste plutôt à savoir comment réduire la présence du merlot et avec quels nouveaux cépages associer le cabernet. L’introduction d'un peu de syrah apporterait un plus aromatique ». Le petit-verdot - déjà présent dans la région bordelaise - figure également parmi les candidats aptes à relever le défi de températures plus élevées, tout en apportant de la finesse et des arômes magnifiques. De nombreux spécialistes prévoient plutôt une montée en proportion des cabernets dans les assemblages bordelais (comme on a pu le constater à Margaux par exemple). Ce qui est certain, c’est que les arômes et le profil gustatif des vins vont évoluer avec le réchauffement climatique, tout comme les processus de fabrication et surtout les attentes des consommateurs. C’est sans doute cette capacité d’adaptation globale qui sera le vrai défi à relever pour les producteurs bordelais.