
Terroirs
Terroirs
Par Camille Bernard, le 30 juin 2025
Quatrième cépage le plus planté au monde, le merlot est aussi le premier cépage rouge cultivé en France, où sa superficie atteint près de 100 000 hectares. Prisé pour la rondeur qu’il confère aux vins, aussi bien en assemblage qu’en monocépage, il suscite pourtant aujourd’hui des interrogations. Face au changement climatique et aux nouveaux enjeux de la filière, son avenir est-il menacé ?
Si l’on ne connaît pas précisément ses origines, le merlot est référencé depuis 1789 dans la collection ampélographique du Jardin du Luxembourg sous le nom de "Bigney rouge". Cépage emblématique du vignoble de Bordeaux où il compose notamment l’ossature des grands vins de la rive droite, il s'est également implanté dans d’autres terroirs du Sud-Ouest, au sein d’appellations aux styles variés. Il faut dire que son profil souple et fruité et sa capacité à s’associer harmonieusement avec d’autres cépages lui donnent des arguments très convaincants.
Ce succès ne le préserve toutefois pas des défis contemporains. Le changement climatique, avec ses hausses de températures et ses épisodes météorologiques extrêmes, questionne son adaptabilité. Surtout, sa maturité précoce et sa sensibilité accrue aux maladies, notamment au mildiou et à la pourriture grise, sont autant de difficultés auxquelles doivent faire face les exploitations où il est cultivé.
Dès lors, comment le merlot est-il aujourd'hui perçu par les vignerons de Bordeaux et du Sud-Ouest ? De la Gironde jusqu’aux terroirs du Lot et de la Haute-Garonne, ce dossier s’attache à recueillir les témoignages de plusieurs exploitations sur l'avenir du cépage chouchou du Sud-Ouest.
Géraldine Lefebvre-Lopez, propriétaire des Vignobles Lopez
Au sud-est de l'Entre-deux-Mers, Géraldine Lefebvre-Lopez est de ces vignerons qui forcent le respect. À la tête de l'exploitation familiale depuis 2011, elle impressionne par son dynamisme et son énergie sans faille, alors même que les tensions économiques au sein de la filière viticole continuent de faire les gros titres dans la presse. "En tout juste un an, nous avons arraché 25 hectares", confie-t-elle. "C’est un mal pour un bien car je souhaite m’approprier davantage ce domaine familial et lui insuffler un nouveau souffle », poursuit-elle.
Aujourd’hui, 13 hectares sur 23 sont plantés en merlot, aux côtés du petit verdot et du cabernet-sauvignon. Malgré les aléas climatiques, Géraldine ne compte pas réduire la voilure sur ce cépage : "Le merlot a sa place dans toutes nos cuvées où il représente toujours au moins la moitié de l'assemblage, pour apporter son côté fruité."
Pour autant lucide sur l'impact du réchauffement climatique sur ce dernier, elle explique "préserver la fraîcheur dans les rangs en pratiquant un enherbement total et en évitant l’effeuillage" et reconnaît que, dans les argiles de la propriété, "le merlot se porte bien".
La cuvée Merl'O a récemment rejoint le triptyque de vins monocépage des vignobles Lopez
Si bien que la cuvée Merl'O a récemment rejoint la famille des vins monocépages jusque-là constituée des cuvées Cabern'O et Petit Verd'O."
"À travers ce triptyque de "vins de soif", je suis capable d'initier les consommateurs à l'expression individuelle de chacun des cépages et, petit à petit, de les amener à comprendre que l'assemblage de ces derniers produit mes autres vins."
En parallèle, et même si l'export a longtemps été le fer de lance du domaine, les Vignobles Lopez se recentrent aujourd'hui sur la vente directe, notamment via les salons. "C'est une stratégie commerciale qui s'inscrit dans notre volonté d'aller à la rencontre du consommateur", conclut la vigneronne.
Acteur majeur du vignoble bordelais, Producta Vignobles est une structure à actionnariat coopératif créée en 1949. Du Médoc jusqu'à Monbazillac, elle fait le lien entre 18 des caves coopératives qu'elle fédère.
Si le merlot n’est pas l’unique variété dans l’escarcelle de Producta Vignobles, il demeure incontournable sur nombre de ses cuvées. Pour Marie Lapenu, responsable marketing et communication, "c'est (même) le cœur de nos cépages et, même s'il montre une fragilité face au réchauffement climatique et à la pression mildiou, nous y tenons car il fait vraiment partie intégrante de l'identité du vignoble bordelais."
Marie Lapenu, responsable marketing et communication de Producta Vignoble
Consciente de la fragilité du merlot face au réchauffement climatique et au mildiou, Marie Lapenu évoque la nécessité d’anticiper la date des vendanges pour préserver le caractère fruité et éviter les arômes trop confits. Cette agilité a d'ailleurs ouvert la voie à de nouvelles cuvées en monocépage, dont la cuvée Fraîcheur en IGP Atlantique, "un vin qui se boit frais, entre 10 et 12°C, et offre un profil très fruité et pas du tout sur le tanin". À l’opposé, la cuvée L’horizon bleu, en AOC Puisseguin Saint-Émilion, qui décline "un merlot beaucoup plus structuré et très rond". De quoi prouver que, malgré son apparente vulnérabilité, le merlot reste un pilier capable d'endosser des styles de vin très variés. Une chose est sûre : chez Producta Vignobles, on n'envisage pas de délaisser le chouchou du Sud-Ouest.
Dans le vignoble de Cahors, le Château de Gaudou appartient à la famille Durou depuis plusieurs générations. À la tête de l’exploitation depuis 2000, Fabrice Durou est un observateur avisé des évolutions du vignoble.
"Le merlot s’est implanté chez nous après la crise du phylloxéra, et il est reconnu depuis l’établissement du VDQS, prédécesseur de l’AOC Cahors. Il complète traditionnellement le malbec et le tannat, pour apporter de la rondeur et élever le degré d’alcool", explique-t-il. Historiquement, ce cépage enrichit la cuvée Tradition du domaine, et figure aux côtés du malbec dans la cuvée Grande Lignée depuis 1988.
Fabrice Durou est à la tête de l'exploitation familiale depuis 2000 © Alain Auzanneau
Pourtant, avec le réchauffement climatique, le merlot montre des signes de fragilité accentués : baisses de rendement, risque de trop forte concentration en sucre, et sensibilité accrue au mildiou. Sur des millésimes chauds, le degré d’alcool grimpe rapidement, ce qui rapproche paradoxalement le merlot de la puissance du malbec, mettant en péril l’équilibre final des assemblages. "La tropicalisation du climat dans le Sud-Ouest favorise l’apparition du mildiou, qui attaque directement la grappe. On voit aussi des coups de chaud qui assèchent le raisin. Il faut donc une vigilance de tous les instants", poursuit le vigneron.
Pour que le merlot perdure à Cahors, plusieurs solutions se dessinent : repenser l’implantation des vignes sur des sols plus argileux, mieux irriguer les parcelles ou encore privilégier des porte-greffes tolérants à la sécheresse. La sélection parcellaire, l’orientation des rangs et l’anticipation de la date de vendange deviendront sans doute clés.
Au Château de Gaudou, on pratique déjà une vinification séparée pour le merlot, afin de maîtriser précisément son profil aromatique avant de l’assembler. Une manière d’affiner l’équilibre dans les cuvées finales, tout en s’adaptant aux nouvelles conditions climatiques.
Au Château Eugénie, on se transmet la passion du vin de père en fils
À quelques kilomètres de là, toujours dans l’aire de Cahors, le Château Eugénie s’appuie depuis des générations sur la famille Couture, dont la présence dans la commune d’Albas remonte au moins à 1470. Jérôme Couture, l’actuel propriétaire, illustre la longévité du merlot dans le vignoble : "Chez nous, il représente 15 % de l’encépagement, plus que la moyenne locale. Nos merlots ont été plantés par nos parents et nos grands-parents, certains pieds ont 40 à 60 ans et donnent des vins de grande qualité."
Jérôme Couture est l'héritier d'un savoir-faire familial
Sur les différentes terrasses de la vallée du Lot comme sur le causse, ces vieux ceps de merlot s’adaptent aux variations du terroir. Jérôme insiste d’ailleurs sur l’intérêt de vinifier séparément les parcelles en fonction de leurs sols – argile ou calcaire – avant de procéder aux assemblages finaux avec le malbec. "Les merlots issus des argiles ou calcaires supportent un passage en barrique, tandis que ceux de 1ère terrasse, plus légers, sont élevés en cuve."
Le vignoble s'étend sur les terrasses de la vallée du Lot ® Lot Tourisme - C. ORY
Au Château Eugénie, on se montre lucide face aux défis climatiques : gel tardif, épisodes de canicule, grêle… Mais Jérôme Couture souligne que le malbec, le tannat ou tout autre cépage ne sont pas moins exposés que le merlot : "Aucun cépage n’est vraiment épargné. Les aléas climatiques sont de plus en plus fréquents et nous obligent à ajuster nos façons de travailler."
Le vigneron mise donc sur la complémentarité : maintenir le merlot pour la rondeur et l’accessibilité de ses vins, tout en s’assurant que le malbec, cœur de l’AOC, conserve son rôle identitaire. Les années difficiles existent, mais l’expérience montre que la diversité des parcelles et des âges de vigne peut aider à lisser les chocs climatiques.
David Vigouroux dans le vignoble familial de Château Baudare
Direction Fronton, en Haute-Garonne, où le cépage prophète demeure la négrette. Sur le domaine familial de Château Baudare, aux mains de la famille Vigouroux depuis les années 1960, le merlot occupe une place singulière : "Nous sommes l’un des rares domaines à cultiver du merlot à Fronton. Il est classé en IGP, faute de pouvoir entrer dans le cahier des charges de l’AOC, mais nous l’entretenons avec la même rigueur que pour nos vignes de négrette", explique David Vigouroux.
L’origine de cette plantation réside dans la volonté de contrebalancer la fragilité de la négrette. Le merlot, s’il peut s’avérer plus sensible au mildiou et au black-rot, se révèle performant sur d’autres points : "Sur les belles années, ses grappes sont plutôt compactes, en forme de chapelet, moins exposées aux vers de grappe. Les feuilles sont ajourées, donc l’air circule bien, et la vigne se relève facilement. En plus, les rendements sont bons", se réjouit le vigneron. Certes, sa maturité précoce oblige à vendanger tôt mais elle permet d’obtenir des rouges fruités, ronds et gouleyants. Loin d’être un cépage secondaire, le merlot s’insère donc dans la stratégie globale de Château Baudare, où l'on cherche sans cesse à explorer toutes les nuances possibles des terroirs frontonnais.
De Bordeaux à Cahors, le merlot demeure un pilier. Il tire sa force de son identité gustative – souplesse, fruité, rondeur – et de son ancrage historique dans ces vignobles du Sud-Ouest. Pourtant, le réchauffement climatique vient troubler cet équilibre. Les températures élevées accélèrent la maturation et le degré d'alcool. Les maladies cryptogamiques, comme le mildiou ou la pourriture grise, constituent d’autres menaces à gérer.
Malgré ces défis, aucun des acteurs interrogés ne semble prêt à se séparer entièrement du merlot. À Bordeaux, il reste un marqueur identitaire. Dans le Sud-Ouest, il forme un complément de choix à des cépages plus structurés (malbec, tannat, négrette).
Reste à savoir si, dans vingt ou trente ans, il conservera la même place majoritaire ou s’il sera davantage relayé au rang de cépage d’appoint.
Une chose est sûre, s’il doit un jour céder son trône, le merlot demeure encore le "chouchou" du Sud-Ouest.
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